LE RAPPORT QUOTIDIEN DANS LE CABINET DU GENERAL COMMANDANT EN CHEF, AU G. Q. G. DE COMPIÈGNE, PENDANT L’ÉTÉ DE 1917
(Section photographique de Armée)
Sur la gauche et devant la table : les colonels Duval et de Cointet
De face : le général Pétain, et à sa gauche, devant les tableaux, le colonel Serrigny.
Au premier plan, de dos, et de gauche à droite : le colonel Zeller (chef du 3ème bureau), le général de Barescut (Aide-Major Général), le général Debeney (Major Général).
Notes du général de Barescut écrites le 24 juin 1917
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Ce matin, le général Debeney nous a lu son projet d’une nouvelle organisation du G.Q.G.. J’aurais avec le 3e bureau, le 2e bureau de renseignements sur l’armée allemande, par contre pieds, je perds les liaisons et l’aviation. Je n’ai pu m’empêcher de m’élever contre ce projet, les liaisons et l’aviation font partie intégrante des opérations et ne peuvent en être distraites. Le 2e bureau est actuellement trop vaste, trop complexe pour être rattaché au 3e bureau. Nous avons un organisme qui a fonctionné pendant 3 ans, qui a donné d’excellents résultats et nous ne devons pas le changer du jour au lendemain – plus on change, ai-je dit, plus on va mal et plus on veut changer encore.
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Notes du général de Barescut écrites le 25 juin 1917
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Je fais étudier au 3e bureau les diverses éventualités à envisager au cas où la Russie ferait une paix prématurée avec l’Allemagne – soit que cette paix soit immédiate, soit qu’elle soit conclue à la suite d’une offensive malheureuse des Russes. Cette offensive serait d’ailleurs la pire chose qui puisse nous arriver parce que vouée à l’insuccès ; pour nous, il y a lieu de nous demander ce que feront les Boches du jour où ils n’auront plus d’ennemis à l’est – 100 divisions seront disponibles ! D’autre part l’Allemagne pourra tirer de la Russie toute les ressources nécessaires qui lui manquent ; envisageons donc les diverses hypothèses, déterminons les offensives possibles des Boches sur notre front ; voyons dans quelles conditions nous pourrons y faire face ; problème angoissant !
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Si l’attaque dans les Flandres doit avoir lieu au mois d’août, elle pourra se produire après celle de la IIe armée et nous pourront entretenir encore l’activité sur le front anglais plus en avant en été et par suite au cas d’une paix séparée de la Russie retarder à l’hiver ou en 1918 l’attaque Boche. Nous aurions moins à craindre une grande offensive dans le Trentin (très à redouter) et même une offensive par la Suisse à travers le Jura. En même temps nos troupes américaines auront tout loisir de s’installer, de monter en ligne et par suite possibilité pour nous de constituer des réserves.
En l’air de grands projets de réorganisation du G.Q.G. – on veut me donner le 2e et le 3e bureau et on m’enlèverait les liaisons (service télégraphique) et l’aviation (opérations !) – Erreur. Le 2e bureau est un monde ; l’aide-major qui en est chargé a un travail formidable que je ne puis accomplir ; pas le temps et je n’y suis pas préparé. Je serais donc obligé de donner des coudées franches au 2e bureau et je remplacerai le major-général qui ne sert plus à rien – D’autre part perte de temps. Je ne puis abandonner les liaisons, l’aviation, la défense contre avions. C’est au major-général qu’il appartient de supprimer les cloisons étanches entre les différents bureaux. Un chef d’E.M., quel qu’il soit, doit avoir une confiance absolue en ses subordonnées, leur répartir le travail et coordonner les efforts. Il ne doit rien faire par lui-même ou du moins faire croire qu’il ne fait rien. Si un état-major réussit ce n’est pas le chef d’E.M. qui en est la cause. S’il ne réussit pas, c’est le chef d’E.M. qui est coupable. Envisagé de ce point de vue, le rôle du chef d’E.M. s’élève.
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Notes du général de Barescut le 8 octobre 1917
Le général Pétain est parti ce matin pour le Comité de guerre. Le major-général a fait le rapport ; la question américaine est à l’ordre du jour. Le général Ragueneau cherche à échapper à la tutelle du G.Q.G. Il voudrait correspondre directement avec tout le monde, les ministres et les sous-secrétaires d’état. Il a envoyé une demande d’Abel Ferry qui voudrait bien savoir combien il y a d’Américains en France, combien il y en aura à telle date, … ; tout cela pour pouvoir retirer des classes ; la démobilisation qui commencerait – inadmissible.
Le général Zankévitch est venu remettre des décorations russes aux officiers du G.Q.G. Il a prononcé un petit discours : « la Russie, dans ces circonstances tragiques n’oublie pas sa fidèle alliée … elle lui sera indissolublement attachée … ». Dieu l’entende.
Notes du général de Barescut les 22 et 23 novembre 1917
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Le colonel Dufieux est arrivé pour remplacer Zeller.
Vu le lieutenant-colonel Dhé qui, paraît-il, a été nommé sous-secrétaire d’état à l’aéronautique ; fera-t-il mieux qu’un autre ? L’aviation paraît dans une impasse à l’heure actuelle. Comme toujours un seul chef s’impose – C’est ce qu’on ne veut pas voir.
Très mauvaises nouvelles russes – demande d’armistice. Comptons sur les Cosaques et les Ukrainiens.
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Les Russes sont en pleine décomposition. Peut-être sauvera-t-on la patrie en faisant cause commune avec l’Ukraine et les Cosaque – seule chance de salut.
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Notes du général de Barescut écrites le 24 mai 1918
Hier, 23 mai, je n’ai pas écrit ; j’ai été à Sarcus. rien de nouveau pour avant-hier soir. J’ai été porter un projet d’ordre au général Fayolle, conformément aux directives du général Foch au général en chef ; il avait à dîner des officiers généraux anglais et J. Reinach[1]. Il a gardé le projet d’ordre ; j’ignore ce qu’il veut en faire. Ce projet reproduisait la directive du général Foch, en spécifiant les moyens mis à sa disposition. Mais ces moyens étaient nettement insuffisants. J’aurais préféré qu’on demande simplement au général Fayolle ce qui lui était nécessaire pour une pareille offensive.
En même temps, nous avons reçu une autre directive du général Foch, adressée au Maréchal Haig pour lui dire de préparer deux offensives, destinées à s’emparer des Monts et à dégager Béthune et la région des mines.
Je suis parti hier en auto vers 7h et j’arrive sans encombre à Sarcus ; je cause longuement, avant le déjeuner, avec Weygand et Desticker[2].
Là, je trouvais le colonel Hergault, chef d’E.M. du général Maistre (Xe armée). Il venait demander des renforts. Les ordres donnés par le général Foch étaient vastes : secourir la Ière armée britannique du sud au nord dans la région de Béthune, Givenchy et la IIIe et même la IVe vers Arras, et au sud, de l’ouest à l’est. Or il ne disposait que de 4 DI. Toujours les mêmes et des ENE20 : après discussion j’ai dit qu’on leur enverrait les ENE38 arrivant dans le groupement de la Somme. C’est une faute, car il ne nous restera plus que les ENE7 et 21. Ce que nous réservons à l’attaque Humbert[3]– Debeney. Si on les prend pour parer à un à-coup, il n’y aura pas d’attaque possible.
Hergault demandait en outre de l’artillerie, or il a déjà ce qu’il lui faut. Je dis qu’on ne peut en mettre à sa disposition, mais j’ajoutais que le D.A.N. pouvait bien rendre des ENE et même les ENE36. Weygand a aussitôt téléphoné à de Mitry qui a répondu ne pas pouvoir libérer ces ENE avant 8 à 10 jours : je téléphone à Provins à Dufieux pour lui prescrire de donner les ordres d’exécution pour les ENE31. Il me répond que c’était une faute de le démunir ainsi – Mais je passe outre … Il m’apprend, en même temps, que Paris demandait l’envoi d’une brigade de cavalerie pour les grèves. Or la veille nous en avons déjà envoyé deux – Donc, à la veille d’une attaque boche, nous sommes obligés d’envoyer à l’intérieur 3 brigades de cavalerie.
Nous allons déjeuner avec le général Foch. Il arrive un colonel japonais, porteur de décorations du soleil levant … Déjeuner très gai dans lequel le général Foch a été tout particulièrement aimable.
Après déjeuner, réunion avec les Anglais – général du Lorne[4], général Grant, général Davidson. Le général Clive, qui était venu en avion, avait capoté à l’atterrissage et avait une superbe bosse au front – très amoché, il n’a pas pu assister à la réunion.
Weygand entame la question des offensives. Je n’ai rien dit en ce qui concernait notre front. Davidson a fortement protesté contre les attaques à préparer sur les Monts : « Les Belges devraient, paraît-il, s’étendre à droite vers Ypres ; nous relèverions avec la droite de de Mitry, la gauche de Plumer, de manière à être au contact avec les Belges ». Davidson a demandé si cette relève devait avoir lieu avant ou après l’attaque. Weygand répond qu’il n’en sait rien, mais que l’attaque préparée doit être assez simple pour que n’importe quelle troupe devait pouvoir l’exécuter. Je m’élève contre cette idée approuvant complètement les déclarations de Davidson, car nos effectifs, notre artillerie, nos procédés, ne sont en rien comparables à ceux des Anglais, ou des Belges. On prépare une attaque avec les moyens dont on dispose. Or il y avait deux attaques prévues : une petite englobant le Kemmel, l’autre plus grande et plus large allant bien au-delà du Kemmel. Et nous sommes arrivés à cette incohérence que les Anglais prépareraient la grande attaque et nous Français la petite. Je ne dis pas un mot.
Nous parlons ensuite des Américains. Weygand veut que l’on établisse une charte disant qu’au bout de tant de temps les DI américaines seraient rendues au général Pershing et qu’en tout temps le général Pershing devait mettre à la disposition du maréchal Haig et du général Pétain un nombre donné de DI pour empêcher toute dissolution de DI anglaises ou françaises. J’ai protesté énergiquement disant qu’avec les Américains nous faisions de plus en plus triste route, qu’il fallait à tout prix organiser l’armée américaine et que dans cette grande armée américaine seraient versées les DI américaines au fur et à mesure de leur instruction, mais qu’on ne pouvait dès lors fixer une durée, mais bien les différents stades à remplir ; que dans cet ordre d’idée, le séjour des DI américaines ne pouvait s’exécuter chez les Anglais en secteur calme, qu’elles devaient chez nous, encadrées par des cadres britanniques et qu’enfin le jeu normal de l’instruction nous donnerait toujours un certain nombre de divisions qu’il fallait éviter de fixer d’avance. J’ai vu que Weygand[5] n’était pas content de mon intervention.
Le général Roques a demandé au général Foch de commander un groupe d’armées du Nord avec des Belges, des Anglais et des Français. J’ai hurlé ! Weygand avait l’intention de le faire désigner pour étudier et surveiller la construction des liaisons des positions fortifiées du GHQ[6] et du GQH. J’ai re-hurlé et désigné le lieutenant-colonel Faucher pour aller faire cette étude sur place et à Sarcus.
Après la réunion, j’ai vu les agents de liaison Français auprès des armées britanniques ; ils n’ont rien appris de bien nouveau. Les Anglais s’attendent à être attaqués partout et nulle part. L’instruction des Américains dans une DI anglaise marche en dépit du bon sens.
J’ai vu ensuite le général Foch en particulier. Je lui ai raconté ce qui s’était passé relativement à la question américaine ; il était entièrement de mon avis ; il m’a parlé ensuite de l’offensive – là je me suis trouvé en désaccord avec lui ; il veut faire travailler les E.M., même le commandement dans le mouvement en avant. « Les troupes, dit-il, marcheront toujours si elles sont commandées, mais il faut les commander ! ». Je lui réponds « oui, mais il faut que ces troupes existent ; nous devons faire des projets fiables, sans cela, on ne nous croira pas et nous obtiendrons le résultat inverse. Mieux vaut un projet modeste exécuté et réussi qu’un vaste et splendide projet, bien étudié, mais ni préparé ni exécuté faute de moyens ».
Nous ne nous sommes pas entendus.
Le général Curé, limogé[7], a été désigné pour enquêter sur les opérations de la 28e DI au Kemmel. Cela par-dessus la tête du général en chef – procédés inqualifiables.
J’ai été dîner ensuite au PC de Chantilly. Le baron Molinié était à Paris. Je n’ai vu que le commandant Bonnaud et notre tête à tête terminé, j’ai repris en auto le Chin de Provins – je me couche et il fait assez froid.
Le général en chef a fait ici son rapport le matin et est reparti immédiatement après ; il reviendra Dimanche.
[1] Journaliste et homme politique Français, connu surtout pour son engagement dans l’affaire Dreyfus.
[2] Colonel Desticker, 2ème personnage de l’état-major de Foch ; il sera présent à Rethondes.
[3] Georges-Louis Humbert, commandant la 3e armée.
[4] Il pourrait s’agir du fils de John Campbell, marquis de Lorne et 9e duc d’Argyll, soit Niall Diarmid Campbell, 10e duc d’Argyll, qui a été colonel honoraire du 8e bataillon des « Argyll and Sutherland Highlanders » ainsi que du 15e « Canadian Argyll Light Infantry » , qui débarquèrent au Havre et à Boulogne-sur-Mer … à confirmer !
[5] Selon l’IG Dumanois (Onera), il y avait entre Weygand et Barescut une réelle estime réciproque.
[6] « General Headquarters » britannique. A vérifier ce qu’est le GQH ?
[7] Réhabilité par Pau et Joffre, il reprendra une division, puis commandera plus tard un corps d’armée.